De la mer en bouteille

1. Si j’étais gardienne de phare et habile de mes mains, je mettrais la mer en bouteille dans les bouteilles à la mer échouées au pied du phare. J’enlèverais les messages qui n’y seraient pas. Je m’appliquerais à reproduire l’eau salée en m’inspirant des techniques des cap-horniers qui détenaient l’art de mettre des bateaux en flacon sur un morceau d’océan, avec un bout de bois flotté, un os d’albatros, du mastic à l’huile de lin et du colorant. Après avoir écumé les musées maritimes, je sais maintenant comment ils fabriquaient la mer pour la ramener chez eux, dans les maisons de pierre d’où l’on voit aussi la mer. Ajouter du talc quand le mastic est trop collant. Cet art qui s’est raréfié à la fin des voyages au long cours a été perpétué par quelques gardiens de phare, surtout ceux en enfer. Ar Men, Kéréon, la Jument. Et les Roches Noires. Pendant les quarts, la miniature repliée dans une ampoule usagée du phare déployait vagues et voiles d’un étirement d’élastique. Dans mes bouteilles, il n'y aurait pas de bateaux, juste de l’eau. Si j’étais gardienne de phare, seule en enfer, j’emprisonnerais la mer.

2. Le problème, c’est que je ne suis ni habile de mes mains ni gardienne de phare. Et le huitième de sang de cap-hornier qui coule dans mes veines ne fait pas pour autant de moi une marebotelliste. Je vois pourtant très bien de quelle teinture lumineuse serait imbibée la matière mouvante (gélatine de bulbes d’algue plutôt que mastic) à l’intérieur du verre poli. Ni tout à fait bleue, ni tout à fait verte, pas vraiment émeraude, elle aurait exactement la couleur du mot qui la désigne en breton : glaz. Je rendrais la mer à ceux qui se languissent d’elle et en rêvent la nuit, tous les enfants du bord de mer qui maintenant vivent à La Paz ou à Paris. Ils n'ont que faire d'avoir une Tour Eiffel dans une boule de plastique à flocons, sauf pour en faire cadeau à leur grand-mère qui trouve ça plus original sur son étagère que les trois-mâts embouteillés par son marin de mari. Non, ce dont ils ont besoin, ceux qui transpirent la mer au réveil en évaluant les kilomètres qui les séparent d’elle, c’est de s’en occuper comme d’une fleur, de lui parler et de l’entendre se mouvoir.
3. Il me faudrait reproduire le mouvement perpétuel qui donne à la mer son apparence changeante, tout en maintenant au cœur de la masse translucide un souffle régulier. Chaque bouteille s’adapterait au climat du pays où l’on vit. On la pose sur le rebord d’une fenêtre pendant le jour, et la mer qui vit dedans réagit à la température. L’intensité du mouvement varie selon l’humeur du ciel de la Paz ou de Paris. Notre petite mer sait aussi sentir le pouls de la personne qui en prend soin et se faire d’huile pour calmer les idées noires. On peut la laisser à la maison si l’on part en voyage, car la mer est autonome, ou encore l’emporter dans sa valise — le verre poli est très résistant. On la glisse sous son oreiller. On dort la bouche en poisson.
4. Certains diront qu’ils peuvent saler un verre d’eau et s’en gargariser quand ils ont mal à la gorge, mais ceux qui adopteront un demi-litre de mer fabriquée à la lueur des faisceaux d’un phare auront leur dose d’iode quotidienne pour combattre le rhume et le mal du pays. 

Contribution à l'atelier d'écriture proposé par François Bon



Une "mise en quatre" avec

























Chasseur de crépuscules de Julio Cortàzar

























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© Laure Morali_février 2011

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