Photos de famille | Le peintre



Dans les algues mille poissons
Que j'étende la main
Et tout pourrait s'effacer
Basho 


Le poisson s’écoule du pinceau, il ouvre un œil.
Tout est mouvement. Il ne faut rien vouloir garder. Dit-il en confondant ses écailles à l’ombre d’un rocher.
Le matin, rien n’a bougé, ni le papier de riz immaculé sur la table de travail, ni le peintre enveloppé dans le drap sur le lit. Mais le vent... il a ouvert la fenêtre.
Un effluve de sable soulevé par le brouillard matinal déferle dans la chambre.  
Les narines en éveil, le peintre se souvient du poisson à la dignité désinvolte dont il aimerait avoir peint les écailles d'un brun d’écorce humide avant l'orage. Il se lève, un peu ivre d’aller à la rencontre de cette journée.
Il enfonce son chevalet dans le sable et prend une grande inspiration. 
Le papier absorbe la transparence verte de la mer. Une averse tombe à point. Elle mélange les nuages aux rochers dans un fouillis d’écume.
Le peintre essuie les poils de son pinceau avec un vieux mouchoir, satisfait d’avoir laissé des blancs pour apprivoiser l’absence.
Deux pêcheurs mouillent l’ancre. Ils s’approchent, intéressés par le tableau.
Prenez-le!, dit le peintre.
Il contemple le soleil dans le cadre de son chevalet vide. Des poissons tout frais frétillent dans la boîte d’aquarelle, le cadeau des pêcheurs en échange du tableau.
Quand mon grand-père m’a raconté cette histoire, je me suis dit qu’il l’avait inventée pour me cacher que les poissons jaillissent de ses peintures. 


© Laure Morali, photos de famille (1) | le peintre_1er septembre 2011  
Extrait de Traversée de  l'Amérique dans les yeux d'un papillon, Mémoire d'encrier, 2010

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