Le chant des choses. Philippe Aigrain | Vases communicants


Le premier vendredi de chaque mois, les vases communicants proposent d'échanger avec un autre blogue. "Ne pas écrire pour l'autre, mais écrire chez l'autre". La liste complète des vases communicants du mois de janvier 2013 est à découvrir au rendez-vous des vases généreusement coordonné par Brigitte Célérier. 
Je me sens honorée de faire paraître aujourd'hui un texte de Philippe Aigrain dont la sensibilité et la relation au monde me touchent. Nous avons eu envie de tenir en parallèle un journal de bord hivernal, lui dans les Pyrénées, moi sur les routes du Québec, et de nous mettre à l'écoute du "chant des choses". Entre le 22 et le 31 décembre 2012, nos jours s'égrainent et parfois se croisent en un "chuintement". Mon journal se trouve bien au chaud dans l'Atelier de bricolage de Philippe. Le sien, que voici, nous transporte au plus près des êtres vivants qui vibrent le long de la montagne, en une lumineuse spirale ascendante...
Le chant des choses 
22.12.12 En notre absence, les animaux prennent possession de l'entour de la maison. Écureuils, chevreuils depuis deux ans, mésanges toujours, renard furtif au crépuscule. Si nous arrivons à pied et en silence, nous les surprenons. Mais ce matin, c'est le taxi qui nous dépose et rien ne bouge. Dans trois jours, les plus curieux seront de retour. Rites de reprise de possession du lieu. Visite au jardin en tenue d'hiver, les fèves pointant leurs feuilles, pourvu que le grand gel les épargne jusqu'au printemps. Petit déjeuner. 
23.12.12 C'est le grand redoux. 20° dans les vallées, air d'une transparence troublante. La montagne ici a deux étages. Jusqu'à 1300m elle est habitée, villages, granges parfois jusqu'à 1600m, clôtures. Au-dessus les humains ne font que passer. Pour de longues périodes s'ils sont bergers ou autrefois ouvriers des grands chantiers de l'électrification. Pour quelques heures ou parfois quelques jours s'ils sont pêcheurs ou randonneurs. Les herbes couchées et brunies témoignent du passage de la neige. Musique familière de leur chuintement et des craquements de fougères et de brindilles qui se distinguent bien malgré le bourdonnement des voitures dans la vallée. 1050m premier reste de neige en versant Sud-Est. 1300m neige continue en versant Est. La montagne ici n'est jamais débonnaire, même dans ce massif de piémont, le relief a toujours quelque chose d'acéré, de rocailleux. Peut-être est-ce pour cela qu'on ne l'a pas habitée aussi haut que dans les Alpes. 1600m nos grands corps dégingandés dévalent les pentes de neige, s'écorchent à la croûte glacée. Nos yeux n'en finissent pas de s'abreuver du cercle immense des montagnes. 
26.12.12 Passage pluvieux et léger refroidissement. 10cm de neige à partir de 1500m, courbe de niveau parfaite sur les montagnes, dessinant sur leurs reliefs l'ourlet d'une jupe virevoltante. Ciel radieux, neige à 1500m, donc plateau de Saugué, grande pente orientée Est face au cirque de Gavarnie. On voudrait tout suspendre, mais le temps ne se laisse pas arrêter par ces journées courtes. -5° à 1900m. Les herbes revêches sont enrobées de glace. Aujourd'hui il n'y a pas un souffle, mais dans le vent, elles tinteraient ou chanteraient comme des flûtes. Au fond, le Soum Blanc de Sécugnat et à sa gauche, un col aisément atteignable, le Pourteillou. Halte sur une élévation. Un lièvre variable surgit, il parcourt un gigantesque cercle peut-être 200m de rayon autour de nous à près de 60 km/h. Plus il court, plus il parait grand, au point qu'à un moment il semble transformé en izard. Je pense à Nanabozo découvert enfant dans une bande  dessinée, le grand lièvre architecte de l'univers au sexe incertain, "tantôt puissant bienfaiteur, tantôt fou farceur et obscène" dit Wikipedia
28.12.12 Beau temps de retour sans que l'intervalle n'ait amené de nouvelle neige. J'abandonne la construction de l'usine à remixer les saucissonnets et les filles l'atelier de linogravure pour cartes de vœux. Neige de printemps en pente Sud et cette fois nous avons les skis de randonnée. Frottement âpre des skis sur la neige dure, parfois tintement des couteaux sur un morceau de glace. Ce ne sont pas des bruits de la nature, mais après quelques centaines de journées à les entendre ils sont devenus inséparables des rêveries éveillées propres à cet exercice, interrompues seulement pour s'émerveiller d'une vue, s'inquiéter du temps qui se gâte et parfois reconnaître sa fatigue. Peu d'animaux et puis soudain sur son aire le gypaète barbu. Peut-être est-ce la gypaète mais on dit toujours le gypaète ici, roi solitaire sauf pour de brèves périodes de couple, autrefois rare et maintenant multiplié de massif en massif. Il prend son vol immense, à peine plus près nous entendrions le souffle de ses ailes. Après c'est la fatigue, un bref casse-croute et la descente légère. 
31.12.12 Beau temps à nouveau. Après le petit séisme et ses répliques qui nous ont tenus éveillés une bonne partie de la nuit, nous voilà sur les pentes Sud de la chaîne du Pibeste vers le Soum du Prat du Rey en passant par la vierge du Soum det Mont. Montée dans un petit cirque glaciaire, une sorte de Gavarnie en miniature. Pentes raides mais accessibles. La vierge assemblée de morceaux de fonte est placée en compagnie d'un pylône de ligne à haute tension, réunion des deux religions intrusives de la zone : le catholicisme lourdais et la fée électricité. Quatrième journée de vue sans fin sur les massifs. La neige seulement à la crête. En descendant, nous marchons dans 30cm de feuilles de hêtre et nos foulées de grands enfants les poussent dans un grand frou-frou de tissus. Une année se termine, bonheur qu'une autre commence par ce vase communicant avec le grand Nord distant et celle qui en ouvre les portes.
Philippe Aigrain   
18 h, le 3 janvier 2012  au Québec Minuit, le 4 janvier 2012 en France


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