Gris loup. Virginie Gautier | Vases communicants

Le premier vendredi du mois, dans le cadre des Vases communicants, des auteurs déménagent dans le site d'un autre. Ne pas écrire pour l'autre, mais écrire chez l'autre — cela permet de se décentrer, de sortir de ses zones de confort, de laisser l'écriture rejoindre des rivages d'étrangeté, de se renouveler tout en créant des liens, de faire circuler les voix... Et ce mois-ci, c'est Virginie Gautier qui fait apparaître Gris loup dans Les portes. De mon côté, j'ai écrit Bois, chez elle, dans son très beau site éponyme, à cette adresse

Comme pistes pour l'écriture de nos textes, nous avions esquissé ces lignes de creusement : Repousser son objet / Cheminer en aveugle / D'un lieu à l'autre / Ce paysages qui nous façonnent / L'immense / La forêt / Forces telluriques 

Virginie Gautier a une façon étonnante de se déplacer à pas de loup, en creusant des tunnels dans la langue comme sous les villes, dans les profondeurs chtoniennes qui mènent à la mer, elle nous captive à l'intérieur d'un corps qui pénètre les choses, jusqu'à faire surgir des points de vue surprenants sur le monde. Passe-muraille, l'écriture, feutrée, efface ses ombres pour toucher au don d'ubiquité. Aux éditions Publie.net, Virginie Gautier a fait paraître Les sédiments et a collaboré à différents numéros de la revue d'ici là. Elle a également publié Les zones ignorées aux Éditions du Chemin de fer.

Afin de lire l'ensemble des échanges de ce mois, la liste des vases communicants est accessible au rendez-vous des vases grâce à la généreuse attention de Brigitte Célérier. 

Voici donc Gris loup de Virginie Gautier...

Gris loup. Le soir tombe à vue d'œil. Je pose mon regard sur un arbre de ville. Quelques feuilles pendent encore à ses branches, on dirait des petites chauve-souris. J'allonge mes foulées, à chaque pas je prends de la longueur comme pour traverser un désert, un lac glacé, une solitude. Or il n'y a que quelques rues, le temps de l'aller du retour. Peu d'espace — il est au-dedans, dis-tu.  
Gris fer. Le ciel est un couvercle qui nous renvoie nos débordements de lumières. Depuis ma porte la silhouette du cerisier est japonaise. Nuit de quartier sans mystère. Un silence sans silence. Courses et cercles concentriques, formules répétitives. J'attends le monde, j'écoute une musique. J'attends le chant du merle dès janvier. 
Noir chaudron. Si c'est un trou c'est une profondeur. Une obscurité par où les droites ne me guident pas mieux que les détours. Je peine à me hisser, à sortir, à mettre le pied dans un champ immense. Palpables ses sillons. Des lames érodées y ont creusé des lignes. Appuis, empreintes et notre poids lui-même, les traces de nos passages. 
Brun moka. J'avance lentement dans la peau d'une mer. Elle glisse et se referme. Balance entre les rocs une nappe d'algues lourdes. Houle qui remonte sur une plage chaque fois plus petite. Repousse la bordure d'un territoire changeant. Quand je lève les yeux plus rien n'est comme avant sauf une pointe peut-être qui protège du large. Et nous sert de repère. 
Vert mousse. Coudre une tunique imprimée de feuillages pour se perdre en forêt. Les yeux fermés j'approche l'ombre froide des troncs. La chaleur du soleil m'attrape par surprise, me renseigne. Les yeux fermés, les mains au devant libèrent d'un geste quelconque un espace. D'un geste quelconque. Tout est affaire de toucher. Je tâte l'air entre les troncs des petits bouleaux blancs.  
Jaune bronze, osier, olive. Les lichens sont les fleurs écloses des rochers. Il est tôt, le vent inépuisable. Il est tard. Sans âge sur l'à-pic je me tiens bizarrement penchée. Des sons glissent seuls hors de ma bouche, et cette joie sauvage, cette chose imprévue qui m'arrête — m'élargit, me resserre. Cette chose arrêtée dans le temps, mais ouverte.

Bleu-vert, Aigue-marine à peine teinté, très clair. C'est une aube à venir dans une ville nouvelle. Je pousse le battant d'une persienne, pour regarder monter bien avant le soleil un début de lumière. Ni là ni ailleurs. Liés ensemble, quelque part, un point d'ancrage avec un point de fuite.  




VG – janvier 2013

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