Crows

Un vent frais sur le dos, chaud sous la paume, les draps sèchent contre la balustrade, les pommiers savourent leurs dernières fleurs avant la prochaine rafale, le mélèze recourbe ses branches en parasol vers le ciel et le cèdre se balance en petits cercles sûrs. La porte de la cuisine est grand ouverte, je suis assise sur le balcon, l'appartement est vide. Je fais tout pour être dans mon corps mais mon esprit navigue entre les arbres. Que veut ce chat tigré ? Je danserai sous la pluie douce avec mes yeux qui volent. Ce n'est plus moi, c'est le chat. Un café, un carnet, un voyage, caresser le monde en emportant le vent. Qu'est-ce que j'ai fait de ça, de ce qui est sage, de ce qui est fou ? C'est sérieux, le bonheur, être une femme, un oiseau, un tournesol, découper les paysages et rapiécer le monde en l'ajourant, sentir la voix des fleurs qui veulent violemment vivre, écouter leur leçon de simplicité fatale. Prends ton corps et fais-en une nappe de pollen aux quatre vents avec l'esprit de tous ceux qui ont vécu et veulent vivre à travers ton instinct déployé.
Un petit coin de balcon entre deux escaliers qu’on voit toujours sous la neige sur les cartes postales, deux pommiers, une balustrade, un café, un cèdre, un mélèze, un chat tigré, un tournesol et les rires des enfants de l'école au coin de la rue Laurier. On pourrait prendre la mer rien qu'à écouter le chant bouleversant des fruits en train de naître au cœur de la mort des fleurs. Les pétales flétris se fondent à la terre mouillée après dix jours de pluie. Ailleurs la sécheresse change les pays humides en petits paradis, mais les oiseaux savent toujours se diriger. 
J'ai vu les corbeaux partir en troupe vers le nord. Ils avaient faim de nos ailes. Crows, leur nom était leur cri. Souples battant l'air en filets, ils nous pêchaient à la traîne sans nous laisser le choix des maisons, des cabanes et tant pis pour les années passées à clouer des planches à 2 $. Il faut partir, disaient-ils à chaque coup d'aile, lentement, à la fenêtre, l'ami tepehuane fumait un tabac roulé acheté en canne — entre ses doigts, l'amour de sa terre fuguait — et moi, entre deux cabanes, une salière verte à la main, j'attendais que passe le flux des oiseaux noirs pour ne pas déranger le tracé de l'oracle. Ils étaient quinze, puis d'autres sont venus, m'a dit le lendemain l'ami, en ajoutant : un jour, un corbeau s'est posé sur mon épaule. J'ai dit : c'est vraiment ton... puis après cette hésitation, totem, le seul mot qui me venait en le regardant lui, Domingo, et on était dimanche, planté là avec sa carrure d'ours, le souvenir du corbeau à l'épaule, et ses yeux de trickster qui ont volé le soleil. On avait déjeuné des toasts au miel de pissenlit saupoudré de pollen de pin, recueilli l'an dernier et conservé précieusement au congélateur dans des cannes de tabac vides, la nourriture des dieux, en Chine. 


© Laure Morali, Carnet Montréal 8, mai 11 

Commentaires

  1. Catherine C.L.30 mai 2011 à 21:06

    J'aime trop ! d'une poésie géopoétique poussée à l'extrême de la justesse et du sensible. Juste et intense.

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