N. Scott Momaday, "the Bear"

Dear Bear,
J’entrerai chez toi comme Boucle d’or dans la maison des ours. Je prendrai le lit d’en haut, dans le petit bureau où est accroché ton triptyque représentant Christophe Colomb avec son chapeau affaissé d’empereur déchu et des gouffres à la place des yeux. Je découvrirai tes nouvelles peintures déposées par terre contre le mur, sans doute des autoportraits d’homme ours ne sachant trop que faire de ses pensées d’humain.
Je descendrai l’escalier jusqu’à la cuisine. Pendant que je mélangerai la farine et les œufs, en préparation des crêpes que tu aimes tant, tu me diras quelques poèmes du recueil qui va bientôt paraître sous le titre de Again the far morning, ce vieux matin où tu es devenu Tsoai-talee.
Tsoai-talee… Tu poursuis l’énigme de ce nom, ton nom, depuis que tes parents t’ont conduit auprès de Tsoai (1), il y a soixante-quinze ans.
Les Kiowas, dis-tu, avaient campé à cet endroit deux siècles auparavant.
Ah-keah-de. Ils campaient...
Huit enfants jouaient, sept sœurs et leur frère.
Une vieille les a vus s’enfoncer dans la forêt. Elle ne pressentait rien de bon.
Le garçon faisait semblant d’être un ours. Il jouait à effrayer ses sœurs, et celles-ci simulaient la peur.
« Soudain, il ralentit l’allure, se mit à trébucher, à tituber. Rien n’allait plus, il se passait une chose terrible. [] Il chercha ses sœurs du regard. Elles aussi s’étaient arrêtées de courir. Il tenta de les appeler, mais il n’y parvint pas ; il n’avait plus sa voix humaine. Il vit la transformation de leur visage. Il ne les reconnaissait plus ; c’était des masques. Elles se retournèrent, se remirent à courir. Alors descendit sur lui une solitude semblable à la mort [] » (2)
Les filles couraient pour échapper à l’ours. Une souche d’arbre les souleva dans les airs. Elles devinrent les sept étoiles de la Grande Ourse.
L’arbre s’est pétrifié avec le temps. Il est devenu montagne : Tsoai, l’Arbre-Rocher.
Tes parents et toi reveniez d’un pèlerinage auprès de Tsoai quand le conteur Pohd-lohk t’a pris dans ses bras – tu avais six mois – et t’a donné ce nom : Tsoai-talee, Garçon-Arbre-Rocher. Tu es cet enfant que sa propre transformation a saisi d’effroi.
J’ai vu tes yeux briller comme ceux d’un enfant. Tu étais face à mon grand-père ce jour-là. Tu venais de lui raconter ton histoire et celle de tes sœurs, les étoiles.
« Cela prend des années avant de comprendre ce que vous avez compris », t’a dit mon grand-père.
Il avait presque quatre-vingt-dix ans, l’âge d’être ton père ; devant lui, tu avais l’air d’un petit garçon.
Je ne sais toujours pas ce que mon grand-père et toi sembliez avoir compris. Je sais que ce jour-là, j’ai vu deux hommes se reconnaître par-delà la couleur de leur peau, leur pays, leur religion, leur culture. Vos corps travaillés par le temps m’ont paru fragiles. Dans vos yeux, les étoiles de la Grande Ourse pétillaient. Vous étiez citoyens de la même constellation. 
L’histoire de ton nom traverse ton œuvre, tes recueils, tes romans, tes récits, tes pièces de théâtre, tes essais. L’Homme fait de mot nous rappelle le passage de l’Enfant des temps oubliés depuis la Maison de l’aube jusqu’à la Maison de l’Ours en passant par le Chemin de la Montagne de pluie.
« Est-il l’ours ? 
Mais qu’est-ce donc qu’être l’ours ?
Erre-t-il dans les collines, parmi les ombres ?
Est-il perdu ?
Est-il libre ?
Quel est son grand chagrin ?
Sait-il ce qu’il est ? » (3)
Il m’arrive de me poser ces questions à ton sujet, les mêmes que se pose Grey, la jeune femme de ton roman l’Enfant des temps oubliés à propos du personnage Locke Setman.
Quel est ton grand chagrin, celui que tu caches bien au fond de ta corpulence d’ours polaire ?
Gardes-tu le secret des enfants qui disparaissent au fond des bois ?
Portes-tu l’inquiétude de la vieille femme qui a vu huit enfants se faire avaler par la forêt, il y a deux cents ans ?
Où sont-ils passés, Tsoai-talee et ses sœurs, Hansel et Gretel, Tshakapesh, le Petit Chaperon Rouge, les enfants d’Hamelin qui se sont engouffrés dans une grotte derrière le Joueur de Flûte pour payer la faute de leurs parents… ?
Que sont-ils devenus ?
Leur fuite par la cime des arbres, le fond des bois et celui des grottes rappelle « la règle à laquelle n’échappe aucune société : sans les enfants, point d’avenir. Et quand l’avenir s’estompe, les enfants se volatilisent. » (4)
L’ours se jette sur le tronc d’arbre qui emporte ses sœurs et le lacère de ses griffes.
Tu es persuadé que vos blessures sont liées au vol du sacré, à l’interdiction de pratiquer la danse du Soleil, à l’exil des objets rituels dans les musées. Tu te bats pour que le patrimoine culturel et spirituel des Premières Nations soit rapatrié dans vos communautés. Tu penses que les jeunes guériront quand ils sauront d’où ils viennent. Ton humanité n’a d’égal que ta capacité à être de tous les autres règnes. Si tu n’étais pas à la fois l’ours et sa caverne, les étoiles et leur Grande Ourse, comment aurais-tu pu prendre conscience de ta dimension d’homme à ce point attentif à ceux qui ont été, à ceux qui seront ?
Tes mots sont des coups de griffes sur l’arbre, de vieilles stries dans la montagne, une lutte contre la disparition.
Tu le dis souvent : « Si une histoire n’est pas transmise, elle disparaît en une seule génération. »
Une autre histoire de la tradition orale kiowa revient souvent dans ta bouche et tes livres. Je sais que c’est ta préférée.
« Une nuit, un jeune garçon apparut au campement. Personne ne l’avait jamais vu. Il n’était pas laid et parlait une langue agréable à l’oreille, mais personne ne le comprenait. Ce qu’il y avait de merveilleux, c’est que l’enfant était absolument sans peur, comme s’il était chez lui, parmi son peuple. Quand vint le soir, tout le monde se réunit pour choyer l’enfant. Les femmes voulaient lui confectionner des vêtements, les hommes lui apprendre à chasser, les enfants jouer avec lui. Même les chiens l’aimaient.
Le lendemain matin, l’enfant avait disparu, aussi soudainement qu’il était apparu. Tous en furent troublés.
"Au fond, dit un vieillard, comment pouvons-nous croire à l’enfant ? Il n’a pas prononcé une seule parole à laquelle on aurait pu s’accrocher. Ce que nous avons vu – si vraiment nous avons vu quelque chose – ce devait être un chien venu d’un camp voisin, ou bien un ours descendu des hautes terres." (5)
C’était peut-être toi, Garçon-Arbre-Rocher, cet ours, ce chien ou cet enfant qu’on ne peut qu’aimer… Je te soupçonne d’être revenu dans le monde des humains pour qu’on n’oublie jamais ton histoire.
Dans neuf jours, je t’apporterai cette lettre en main propre.
Je chercherai ta maison. Je ne me souviendrai plus de sa couleur exactement, pourpre, orange, violette ou vermillon parmi les bâtisses aux formes cubiques rappelant les maisons en adobe, dans cette aire rocailleuse des abords de Santa-Fe.
Dans ma valise, j’apporterai un morceau de la couronne de cèdre qui formait le cercle de la danse du Soleil dans une communauté innue cet été. Je te parlerai des enfants qui campaient là-bas et soutenaient leurs parents pendant leurs danses. Je t’offrirai ce tressage odoriférant venu du Nord, enroulé dans un ruban jaune, couleur de l’Est, en signe de renaissance.
Et en toi-même, qui sait, tu entendras peut-être la voix de Ko-sahn te chanter l’ouverture de la danse du Soleil, quand tu étais enfant et qu’elle avait cent ans :
Nous avons apporté la terre.
C’est maintenant l’heure du jeu.
Vieille comme je suis, je sais encore jouer ! " (6)
Love,  
Butterfly 
Ma chère Butterfly, 
Merci pour ta charmante lettre. Elle est pertinente, provocante et, dans le bon sens du terme, personnelle. J’y ai reconnu ta voix. 
Tu y fais référence à mes écrits et particulièrement à mon identification à l’ours. Tu sais très bien que dans mon cœur je ne fais qu’un avec l’ours. Non pas qu’il soit seulement mon totem mais, dans un sens plus profond, mon alter ego, une représentation essentielle de moi-même. En dehors du monde amérindien, cette synthèse de l’homme et de l’animal peut être difficile à comprendre. Il s’agit cependant d’une réelle communion de plusieurs milliers d’années. On peut la voir clairement dans les peintures des grottes préhistoriques et les pétroglyphes à travers le monde. Il existe une ancienne union entre l’homme et l’animal qui s’est en grande partie perdue à notre époque. Mais parmi les peuples autochtones, indigènes, elle persiste, et elle est sacrée. C’est la source de vie en moi. C’est le centre de mon être. 
Tu parles de l’enfant-ours et de ses sœurs, du jeune garçon venu dans le camp des Kiowa et dont personne ne comprenait la langue, et d’une vieille femme nommée Ko-sahn, qui se souvenait de la dernière danse du soleil kiowa. Ces êtres, parmi d’autres, habitent la vie de mon esprit et l’immortalité de mon âme. Tu les connais à travers moi et tu me connais à travers eux. Nous, eux et moi, sommes une même entité spirituelle. Et nous avons l’apparence et la voix de l’ours. 
J’avais le sentiment de connaître ton grand-père avant de le rencontrer. Tu m’avais montré quelques-unes de ses peintures – petites, exquises, et reflétant la grandeur de son esprit. Lorsque nous nous sommes rencontrés à Saint-Jacut de la Mer, j’ai su immédiatement que j’étais en présence d’un homme sage et doux, maître de lui-même et à l’esprit généreux. Barbara et moi lui avons offert un petit carnet de croquis. Lorsque tu me l’as apporté à Santa Fe, j’ai vu ce que ce cadeau représentait pour lui. Il l’a rempli avec de superbes peintures. Et c’est lui qu’il a mis à l’intérieur aussi. J’étais extrêmement ému que tu m’honores en apportant le petit carnet dans ma maison. 
Ta compréhension et ton appréciation de mes mots et de l’ours que je suis me stupéfient. Mais, après tout, nous avons partagé quelques-uns des magnifiques paysages de ce monde, sur terre et sur mer : les côtes bretonnes, la nature sauvage de l’Alaska, le sud-ouest américain, ainsi que les territoires infinis et légendaires de l’imagination. 
À travers tes films, à travers nos écrits et nos rêves, l’ours continuera à vivre. Il vagabondera à travers les forêts du monde et dansera dans les camps. Et toujours il retournera à Tsoai, l’Arbre-Rocher, et il regardera les étoiles. 
Bien à toi, pour toujours, 
Bear
© Laure Morali & N. Scott Momaday_revue Moebius n°124, Montréal, 2010

Traduction de l’anglais ( lettre de Scott Momaday ) : Christine Leroy

Gravure en haut de page tirée du Chemin de la Montagne de pluie : Al Momaday. 

(1) Devil’s Tower (La Tour du Diable) dans le Wyoming.
(2) N. Scott Momaday, L’Enfant des temps oubliés, Éditions du Rocher, Paris, 1997.
(3) Idem.
(4) Rémi Savard, La Forêt vive, Récits fondateurs du peuple innu, Boréal, Montréal, 2004.
(5) N. Scott Momaday, extrait du documentaire L’Ours et moi de Laure Morali, 2007.
(6) N. Scott Momaday, Le Chemin de la Montagne de Pluie, Éditions du Rocher, 1995, Paris.

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