Le rire jaune uashtessiu



Et il se balance sur son rocking-chair avec cette étincelle au coin de l’œil qui en dit long sur sa certitude. C’est pour lui que je suis revenue. Shimun connaît seulement quelques mots dans ma langue, d’avantage que moi dans la sienne. C'est notre confort. Le silence entre nous ne prêtera jamais à confusion. Ici, on ne me pose pas de question parce qu’on déteste s’en faire poser. Les paroles prennent feu sans que l’on sache pourquoi. 
— Avant, les Indiens, les sauvages, toujours cachés dans le bois, les sauvages ! 
Il éclate d’un grand rire jaune uashtessiu, un rire de lune pendant laquelle la terre s’illumine d’aiguilles de mélèzes et les Innus s’enfoncent dans la taïga en cachant des petites têtes d’enfants au fond de leur canot. Ceux-là n’iront pas au pensionnat. Son rire contagieux s’assèche en ruisseau éraillé. La quinte de toux me fait moins rire. 
— J’en ai en masse du tabac. 
Shimun roulant sa cigarette entre deux doigts jaunis par le tabac brun, d’une seule main forte comme une poignée de pagaie, m’attendrit. Je le suivrais n’importe où.  
— On ira partout. La forêt. La rivière. La mer. Et les animaux.

 

Dans le tapis de sapin sur lequel nous dormions, séparés par la flamme d’une bougie, nos rêves se mélangeaient. J’entendais son souffle d’homme fatigué revenir régulièrement au rythme de la veille pour le faire se lever dans la nuit, s’agenouiller devant le poêle, attiser les braises et glisser des bûches par la petite porte de tôle. Shimun s’assurait que nous dormions au chaud, alors que dehors il faisait moins trente. Les étoiles perçaient le ciel comme des stalactites. J’ai toujours bien dormi durant les trois mois passés au lac Kukumess, je n’ai pas eu froid, j’ai toujours rêvé. 
Shimun allumait la radio CB le matin vers cinq heures. Il attendait des nouvelles des chasseurs qui campaient au bord d’autres lacs. Dans la casserole sur le poêle, l’eau frémissait, bientôt assez chaude pour infuser le café. Je sortais du duvet, les pieds au chaud dans les bas tricotés par Maniten. Avec tout son cœur et sa connaissance du territoire, elle avait choisi les couleurs les plus joyeuses pour éclairer nos réveils et nos couchers, de belles chaussettes vert bourgeon, rouge lever de soleil, jaune lumière d’après-midi. Shimun faisait cuire un morceau de perdrix tuée la veille dans une sauce au thé, avec quelques tranches de banique moelleuse. Il ne faisait pas encore jour, nous n’avions encore rien vu, pourtant j’étais persuadée que c’était le seul endroit sur terre où je souhaitais vivre la journée. Pourvu que la glace n’épaississe pas trop vite sur le lac, que l’avion ne puisse pas se poser avant plusieurs semaines... Je me répétais cette petite prière, matin après matin. 
Kukumess assit… Kukumess assit… Shimuness… Tshipeten a ? Eshe nipeten… Kuessipan… 
Lac de grand-mère truite grise… Lac de grand-mère truite grise… Petit Simon… Es-tu à l’écoute ? Oui, je t’entends… À toi…

Lui, il était né sur cette terre, anite Nutshimit, quelque part aux environs du lac Kukumess. Comment aurais-je pu trouver plus grande protection que la sienne ? Son corps et le paysage, pour moi, c’était pareil. Il lisait dans la glace sur laquelle nous marchions, me prévenait bien à l’avance s’il me voyait esquisser une trajectoire vers un endroit dangereux. Petit, on lui racontait que les enfants naissent dans les souches d’arbre, et non pas dans les roses ou dans les choux. Dès qu’il s’approchait d’une souche, il avait peur de trouver un bébé. C’est ce qu’il m’a raconté en riant comme seuls savent le faire les Innus, d’un rire capable de contrer tous les mauvais coups de la vie.

Dès mes premières visites à Ekuanitshit, je voyais bien qu’on me regardait étrangement. J’avais 24 ans et je n’avais pas d’enfant. Et quand je revenais, j’avais 25, 26, 27, 28, 30 ans et… toujours pas d’enfant. Pour Shimun, j’étais un cas désespéré, non seulement je n’avais pas d’enfant, mais je n’étais ni baptisée, ni mariée ! Il ne comprenait pas pourquoi les Blancs s’étaient donné « tant de mal » à convertir les Innus, tout ça pour qu’aujourd’hui de jeunes Blancs débarquent sans se réclamer de l’Église. Quelle était cette histoire de duperie ? « Vous ne croyez plus en rien ? » Parfois, il me disait qu’il allait appeler le Père Delaunay pour qu'il me baptise. Il avait peur pour mon âme. J’avoue que j’ai failli accepter pour lui faire plaisir et pour le rassurer.  


— Je te l’ai toujours dit, tu aurais dû te marier avec mon père. Tu serais veuve aujourd’hui et tu aurais une maison !

— Et tu serais ma belle-fille...


Suite Rejoindre et Shimun

© Laure Morali, montage de textes tirés des livres Aimititau ! Parlons-nous !Traversée de l'Amérique dans les yeux d'un papillon et inédits_ 24 octobre 2011

Échos dans La route des vents

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