La route des vents

Tout commence par des noms. Ils s'étalent au nord, sur le globe : Québec, Gaspésie, Labrador. Tout finit par un verbe. Il s'étale, partout, dans le corps : Aimer. Aimer, dit-elle. 
Yvon Le Men 


J’ai fait mes bagages avec la désinvolture qu’il faut, une juste mesure de crainte et de désir. J’y ai mis ma latitude, 48.5 ° Nord. Pendant le vol, la marge océane a créé l’écart où mettre l’oubli. D’où je viens, l’hiver existe peu. Où je suis, il y a tout ce qu’il faut pour nuancer les couleurs, plier le regard, déplier le regard, par le jour et la nuit, les grandes lumières et les grandes ombres.
Je pars chercher les mots de la bouche des gens qui habitent au bord de la péninsule. Ils me parleront de l'eau devant la porte, de la montagne et des forêts derrière les fenêtres. Et je verrai leur respiration, leur regard, leur nom…
Les glaces avancent sur le fleuve à la vitesse des nuages ; ça sent la mer. 
*
- 30 °. Un phare rouge sur la falaise, une maison jaune ; en bas, les glaces. Le regard, tourné vers l’est, écarte doucement le point de coïncidence entre les lignes de fuite, trois traits au crayon de bois sur une feuille granulée :
la ligne d'eau,
la ligne de route,
la ligne de crête.
Je peux passer encore.
*
L’odeur du feu me réveille. Je descends les escaliers. L’aube reflue sur la neige. Des flaques d’or giclent sur les carreaux. Le rocking-chair se balance. Gerry semble prendre l’empreinte des nuages, une mousse à la dérive dans le vent du nord. À la façon des marins, des nomades, des paysans et des devins, il doit savoir que tout ce qui bouge est le miroir de quelque chose de figé, ailleurs. 
*
Traces de raquettes sur la rivière blanche. Une trajectoire à deux. Le sourire de Shimun et mon sourire ; car le temps nous a écrit qu'il ne passerait pas sans nous le dire. Nous sommes liés par une amitié incongrue, un vieil homme et une jeune femme. J'ai toujours pensé que les aînés ont quelque chose à me dire, quand je regarde les formes et les couleurs dans leurs yeux, cartes peintes au gré des vents.

La solitude est un regard sur soi. Elle n'existe pas. Vie du sapin, vie du castor, vie du nuage : toutes en nous.

La vie de Shimun est vaste comme le territoire qui part de Sheshattit, dans le Labrador, pour s'étendre jusqu'à Ekuanitshit, au bord du golfe Saint-Laurent. Si je savais lire les lignes de la main, je lirais celles de Shimun à même la terre qui, de nord en sud, et d'est en ouest, se souvient de ses pas et de ceux de sa mère, Mani-Ten. Je dirais que le monde a été fait pour être à l'image de leurs yeux : terre, courage, ciel, amour, eau, respect, feu.
L’autre jour, Shimun m’a laissée seule sur le grand lac pour que j’aille relever un collet à lièvre. Il est rentré avant moi au campement. Je n’avais pas peur de perdre le chemin du retour que je connais par cœur, mais pourtant une inquiétude me parcourait. Je regardais souvent derrière mon épaule comme si toute la forêt m’observait avec étonnement, léger reproche, mais bienveillance. J’ai marché sur le grand lac entre les îles, retrouvé le collet qui était vide, contourné la forêt, traversé un autre lac, passé le portage en jetant un œil sur le piège à loutre. Quand je suis arrivée au campement, juste avant la nuit, j’étais étourdie par l’immensité devenue vertigineuse sans mon compagnon de marche, mon repère — l’homme arbre, rocher, castor. J’ai tout de suite vu dans ses yeux l’inquiétude que mes trois heures de marche solitaire lui avaient fait porter. Ensuite et comme souvent le soir, nous avons beaucoup ri. Il m’a dit le soulagement qu’il a ressenti en entendant de loin la neige craquer sous mes raquettes.
Ce jour-là, j’ai compris combien mon bonheur à être ici est relié à Shimun. Quand nous partons sur son territoire de chasse, c’est par ses yeux que je vois, par son sourire que je souris, par sa sérénité que je me sens épanouie, par sa faim que je chasse, par son respect de l’animal que je tire. Comment mesurer le don que m’a fait Shimun en m’invitant à marcher en lui ?



© Laure Morali, La route des vents, préface Yvon Le Men, La Part commune, 2002, 110 p. Extraits ci-dessus : p.15/21/25/37-38/99-100

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