De l'aube au couchant... Danielle Masson | Vase communicant


Le premier vendredi du mois, dans le cadre des Vases communicants : ne pas écrire pour l'autre, mais écrire chez l'autre — cela permet de se décentrer, de sortir de ses zones de confort, de laisser l'écriture rejoindre des rivages d'étrangeté, de se renouveler tout en créant des liens, de faire circuler les voix... Ce mois-ci, c'est Danielle Masson qui fait apparaître un texte dans Les portes. De mon côté, j'ai "jeté l'encre" chez elle, à Sainte Maximin-la-Sainte-Baume, dans une petite pharmacie.

Nous étions le 18 mars lorsque nous avons cherché une piste d'écriture commune, et j'ai proposé à Danielle d'ouvrir le livre le plus proche d'elle à la page 18 et de m'envoyer les premières lignes de cette page. J'ai fait la même chose. Quand elle m'a écrit, j'étais chez des amis à Mashteuiatsh et j'ai trouvé sur le meuble le plus proche "Ce que le jour doit à la nuit" de Yasmina Khadra. C'est à partir d'un extrait de ce livre que Danielle a suivi un fantôme parmi les ruines... 

De l'aube au couchant...
Un texte de Danielle Masson 

« De l'aube au couchant, il errait parmi les ombres et les décombres. On aurait dit un fantôme captif de ses ruines. »

Il ne savait plus où regarder.

Son regard errait ; il errait lui aussi.
Ses oreilles bourdonnaient de la dernière explosion.

Il ne savait plus où il était.
Ses membres tremblaient encore.
Il était tétanisé devant le spectacle que ses yeux découvraient.

Il se demandait même s’il était encore en vie.
Un seul mot tournait en boucle dans sa tête : horreur.
Oui l’horreur des dernières secondes qui venaient de s’écouler.
Des secondes pensait-il ; non, une éternité, il en était maintenant persuadé.

« De l'aube au couchant, il errait parmi les ombres et les décombres. On aurait dit un fantôme captif de ses ruines. »

Il continuait d’errer parmi les ombres et les décombres.

Pourquoi cela lui arrivait-il à lui ?
Il avait quitté ce pays un jour parce qu’un sniper avait abattu Marie, sa mère

Il n’avait plus un tout peu plus de quatre ans comme ce 1er février 2005
Il ne s’appelait plus Milan mais Alexis
Il avait juste trente-deux ans de plus et était revenu chez lui.

Il s’était engagé pour aider à rétablir la paix.
Il n’avait jamais plus voulu la guerre.
Il n’était jamais revenu dans la ville qui lui avait pris, Marie, sa mère.
Il n’avait jamais donné de ses nouvelles à ses copains de l’orphelinat, lui, le privilégié.

« De l'aube au couchant, il errait parmi les ombres et les décombres. On aurait dit un fantôme captif de ses ruines. »

Il ne voulait pas croire que l’horreur avait encore droit de cité dans la ville des jours heureux avant que Marie ne s’écroule.

Oui, Marie, celle qui lui avait donné la vie.
Il devait trente-deux ans après lui rendre hommage.

Il fallait qu’il fasse la paix avec l’horreur.
Mais pourquoi aujourd’hui un attentat que les journaux traiteraient d’aveugle a encore tué ?
Pourquoi ? Il ne cesse de se poser des questions.

Encore une, encore des dizaines d’interrogations tournent dans sa tête tant d’années après.
Pourquoi, pourquoi, hurle-t-il mais les mots ne franchissent pas ses lèvres.
Encore et encore des décombres.
Pourquoi a-t-il cru voir l’ombre de Marie au coin de la rue ?

« De l'aube au couchant, il errait parmi les ombres et les décombres. On aurait dit un fantôme captif de ses ruines. »

Marie, il ne l’appelle plus que comme cela sa mère dont il ne se rappelle plus la voix.

Elle est et restera toujours Marie. Marie ! Pourquoi ?
Pourquoi ? Soudain, il revoit le corps de Marie au milieu de la rue.

Ses pas l’ont mené instinctivement là où elle est tombée.
Pourquoi cet enfant hurle-t-il ?
Lui aussi a hurlé quand Marie est tombée sous la balle si précise et si juste du sniper qui l’attendait.

Pourquoi ne lui vient-il que ce mot à la bouche : horreur ?
Pourquoi, trente-deux ans après, tout semble continuer comme si le temps s’était remis en marche ?
Il n’est pas revenu pour que tout recommence.
Il est revenu pour faire la paix avec son pays d’origine.

« De l'aube au couchant, il errait parmi les ombres et les décombres. On aurait dit un fantôme captif de ses ruines. »

Il voulait juste dire à Marie qu’il avait trouvé presque la paix là-bas en France.

Il voulait juste lui parler de Guili, son fils.
Guili a tout juste mon âge, tu sais, Maman, l’âge où tu m’as abandonné.

Maman !
Il hurle.
Il n’avait jamais plus dit ce mot Maman pour elle qui dans ses souvenirs restait Marie.

Mais là, parmi les ombres et les décombres, c’est le seul mot qui vient Maman !
Il hurle Maman ! Maman !
Il veut faire reculer l’horreur.
Il voulait juste lui faire voir une photo de Guili, sa joie.

« De l'aube au couchant, il errait parmi les ombres et les décombres. On aurait dit un fantôme captif de ses ruines. »


Danielle Masson
Le vendredi 5 avril 2013


Afin de lire l'ensemble des échanges de ce mois, la liste des vases communicants est accessible au rendez-vous des vases grâce à la généreuse attention de Brigitte Célérier. 


Commentaires

  1. C'est assez étonnant cette inspiration qui vient à partir d'un phrase... inattendue ! C'est vrai, pour le texte de Danielle, comme pour celui de Laure que Danielle publie en écho.
    -W-

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés