Le goût de la grenade

Je glisse sur la terre comme si c’était de l’eau. Mes ancêtres, des marins, des terre-neuvas, des cap-horniers, des Chaouïas, des transmetteurs radio, des fabricants d’allumettes, des rouleuses de graines, des constructeurs de ponts, des marchandes de parfum, des passeurs de lettres... 
De l’Afrique du Nord que je ne connais pas, je garde le goût de grenade épluchée par mon grand-père. Robert revenait du marché avec des fruits rouges comme des petits soleils qu’il trimballait au fond de son cabas. Je regardais ses doigts habiles extraire de leur alvéole les graines gonflées de jus. En exerçant une pression des pouces sur cette gangue amère, il remplissait un ramequin de graines de grenade, qu’il saupoudrait de sucre, et enfonçait dedans une petite cuillère volée — il ne pouvait s’empêcher de glisser ustensiles ou cendriers dans les poches intérieures de ses pardessus en tweed, en sortant des cafés, tandis que ma grand-mère raflait les cubes de sucre enveloppés de papier à motif d’iris ou de gardénia. Il me tendait le récipient en verre débordant d’une mosaïque de rouges et de roses translucides que je dévorais en cinq bouchées craquantes et juteuses, sans considération pour la patience dont il avait fait preuve pour déposer la lumière de l’Afrique au fond de mon ventre. Peu importe au-dessus de quel bureau de poste mes grands-parents déménageaient, c’était toujours le même parfum de lavande pulvérisé par l’eau de toilette à pompe qui émanait de la salle de bain, la même odeur de cigarette Gitane imprégnée dans le tapis tunisien du salon et la même délicieuse senteur de couscous aux courgettes et aux navets fondants qui embaumait la cuisine. Les mains de ma grand-mère se mettaient à l’ouvrage : les doigts voletants de la gauche humectaient la semoule, en faisant gicler de légers filets d’eau, tandis que ceux de la droite la roulaient d’un savant mouvement du poignet, dont elle n’a jamais voulu me révéler le secret. Elle faisait chauffer trois fois les graines de couscous à la vapeur, les renversait dans un grand bac de bois d'olivier poli par les gestes de mes arrière-grands-mères : une montagne jaune d’or. J’y plongeais ma menotte à la sauvette en passant par la cuisine, avalais des poignées de semoule encore fumante.  
Il égrainait la grenade et elle, la semoule. D’où leur venait cet art d’atomiser les formes pleines comme s’ils inventaient la cosmogonie d’un univers ?

© Laure Morali, Traversée de l'Amérique dans les yeux d'un papillon, Mémoire d'encrier, 2010

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