Le goût de la route

longer l'horizon, suivre le fleuve jusqu'à la mer, recevoir des paillettes de brume sur les joues, se demander pourquoi c'est toujours quand il fait brume qu'on prend le plus conscience de la lumière et de la constellation des parfums, le sel, le sapin, la chicoutai, la mousse, le thé du labrador, la branche d'épinette, le saumon, le sable, le goût de la route dans la transparence des péninsules, faire des montagnes russes sur la 138 et s'y revoir à pied, sur le pouce, en char, en truck, en motoneige, en pick-up, en avion, en autobus, en Nordik Express, en rêve, en souvenir, en désir, en regret, en pleurs, en joie, en amour, en errance, en quête, en projet, en fuite, en amie, en pèlerinage, en deuil, en voyage, en extase, presque vingt ans plus tard, toujours le même vertige, la même sensation de passer à l'extérieur du temps, d'aller vers soi-même en allant au plus loin de chez soi, espérer voir les traits des disparus apparaître dans les visages des nouveaux-nés, passer le pont des rivières libres et des rivières harnachées, croiser des convois spéciaux de mobile homes en équilibre sur les remorques d'immenses camions, se dire que beaucoup d'amis iront faire le ménage, la cuisine ou la conciergerie dans ces roulottes sur les chantiers hydroélectriques alors qu'ils rêvaient remonter ces rivières jusqu'à la baie d'Ungava, réciter par  cœur     Essipit, les Escoumins, Forestville, Pessamit, Baie-Comeau, Port-Cartier, Uashat, Sept-Îles, Mishta-Shipu, Mani-utenam, Chutes Manitou, Sheldrake, Rivière-au-Tonnerre, Rivière-Saint-Jean, Longue-Pointe de Mingan, Ekuanitshit, oublier le temps et les kilomètres qu'il reste à parcourir avant le bout de la route où flotte un parfum de maison, réaliser que cette fois on ne se pose pas la question qu'est-ce que je fous ici, ça fait longtemps d'ailleurs qu'on ne se la pose plus sur cette route, ce n'est plus s'en aller, ce n'est même plus aller, ni encore revenir, c'est se laisser flotter, absorber des parties de soi qu'on a laissées en errance dans la taïga quand la route s'efface dans un baiser d'or fou entre l'écume et la savane, sur les roches rondes de Sheldrake, dire bonjour aux morts sans faire de différence avec les vivants, regarder la mer et accepter qu'elle s'appelle la mer, même si ses couleurs et sa température, sa musique n'ont rien à voir avec celles qu'on connaît depuis l'enfance, ne plus s'interroger sur le sens des mots, les origines, le fait que les cartes des anges côtoient les plumes d'aigles, les pierres des ancêtres, les livres sur l'ouverture des chakras, les drums, les teueikan, les falaises, pourvu qu'on se regarde les uns les autres autour d'un thé et qu'on sache différencier la tristesse du désarroi, pourvu qu'on sache encore comment faire du thé innu avec quatre sachets d'Orange Pakoe dans une casserole d'eau bouillante, beaucoup de sucre, un peu d'eau tiède



L.M, Montréal, 25 août 2012

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