Le goût de la mûre


Dans septembre, il y a des ronces remplies de fruits sombres. Fin août annonce que Juliette m'emmènera ramasser des mûres. Elle promènera son regard de fille du bord de mer sur les vignes. Sa voix chantante. Elle me parlera de ses voisines et de ses belles-sœurs comme si je les connaissais aussi bien qu'elle, et je ne comprendrai rien à ses histoires. Ma grand-mère a les yeux bleu ciel des saintes qui ne se laisseront jamais enfermer dans un couvent comme tante Marie au carmel d'Orléans, la sœur de mon grand-père qui, elle, a le regard blanc. Les mûres tomberont toutes seules de leur branche. J'en mangerai plus que je n'en ramasserai. Les doigts peints de jus noir. Je ne serai pas encore assez grande pour cueillir les fruits qui auront échappé à l'urine des renards dans les plus hautes ronces. J'attraperai sans doute la rage. Déjà du sang sur les mollets griffés. Juliette remplira de mûres une casserole à anse fine. Elle fera chauffer notre cueillette à feu doux. En fondant dans l'eau sucrée, les baies formeront une mince nappe caramélisée qui lui fera penser à la marée noire de l'Amoco Cadiz ensevelissant les plages de son enfance. Je trouverai le nom amusant et je ne comprendrai pas pourquoi il l'aura rendue triste. Les mûres chaudes sont meilleures que les mûres tièdes. Je n'aurai pas la patience d'attendre que Juliette ait rempli un bocal de confiture. Dès que le feu sera éteint, je plongerai une petite cuillère dans la casserole. Le contact du métal brûlant sur la langue fait partie du goût de la mûre. 

L.M, Montréal, 31 août 2012

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